INTERVIEW : M. Eric CHENUT, président de la Mutualité Française pour la FSDL

SALECK.Isabelle, le 24 juin 2025

Crédits : FNMF Hervé Thouroude
Le 5 octobre 2021, Eric CHENUT était élu président de la Fédération nationale de la mutualité française (FNMF) pour un mandat de cinq ans. Aujourd’hui, il répond aux questions de la FSDL sur l’actualité de notre profession.

 

1- Quels sont aujourd’hui selon vous les principaux obstacles à un égal accès aux soins dentaires sur l’ensemble du territoire, et comment la Mutualité Française y répond-elle ?

Les inégalités, autant sociales que territoriales, notamment encore liées à la répartition des professionnels de santé, fragilisent un accès équitable à l’offre de santé et la capacité à aller chercher les populations n’ayant pas suffisamment recours à une offre qui leur est néanmoins accessible pour une majeure partie de la population couverte par l’AMO et par une AMC. Nous y travaillons collectivement avec les pouvoirs publics et la profession.

 

2- La prévention bucco-dentaire est souvent négligée dans les politiques de santé publique. Quelles initiatives concrètes la Mutualité Française met-elle en place pour sensibiliser et accompagner les assurés en dehors de l’examen buccodentaire des 1-24 ans ?

L’engagement de la Mutualité pour la prévention buccodentaire s’inscrit dans une démarche d’aller-vers et au service de différents types de populations. La formation à la prévention des professionnels dans nos établissements autant que la sensibilisation du grand public y répondent.

Tout d’abord avec des actions de prévention primaire : sensibiliser à l’hygiène buccodentaire comme cela a pu être fait via différentes campagnes et/ou programmes. Au-delà des actions menées en propre par les mutuelles santé, deux exemples portés par la Fédération :

  • « Croquez la vie », action de sensibilisation nationale à destination des retraités et des actifs en milieu professionnel. Elle vise à faire connaître les impacts d’une mauvaise santé buccodentaire et encourage à la réalisation d’au moins deux toilettes bucco-dentaires par jour ;
    Accompagnement du programme « M’T Dents » de la part de la Mutualité Française Occitanie en lien avec la CPAM du Tarn-et-Garonne. Cela consiste en des séances de sensibilisation collectives en classe (abordant les dents et l’hygiène buccodentaire, l’alimentation, les bonnes habitudes) et des dépistages individuels en milieu scolaire pour les enfants de 6 ans. Une évaluation du dispositif par l’Assurance maladie publiée en novembre 2022 démontre que 40 % des enfants avaient au moins une carie lors du dépistage. Parmi les enfants ayant eu recours au chirurgien-dentiste, 70 % des enfants avec caries lors du bilan initial ont été totalement ou partiellement soignés. Le recours à un chirurgien-dentiste reste cependant encore insuffisant à l’issue du dépistage.
    Enfin, les résultats mettent en évidence les inégalités, notamment sur l’indice carieux. En effet, les enfants issus de classes de CP en ZEP (zones d’éducation prioritaires) et les élèves relevant de la CSS (complémentaire santé solidaire) ont un indice carieux moyen plus élevé que les autres ce qui justifie un suivi personnalisé des enfants en zones défavorisées. Son extension auprès des enfants dès 3 ans est également pertinente pour prévenir l’apparition de caries.

Ensuite, les actions de formation destinées aux professionnels de santé notamment dans les structures mutualistes

  • « La vie à pleines dents, longtemps » est une action de formation sur la prévention buccodentaire des personnes âgées animée par des professionnels de santé (dentistes, gériatres, infirmiers, …) et de la prévention. Elle s’adresse au personnel des établissements d’hébergement (EHPAD) pour personnes âgées et des services d’aide à domicile (aide-soignants, infirmiers, auxiliaires de vie, cuisiniers, etc.).
  • Former les professionnels de santé les conduit à installer une dynamique de suivi de l’hygiène au quotidien (soit la mise en place de deux toilettes buccodentaires) en prolongement des dispositifs de prévention et de soins.

 

3- Quel rôle les mutuelles (et plus largement les complémentaires santé) peuvent-elles jouer pour favoriser les visites régulières chez le chirurgien-dentiste, dès le plus jeune âge ?

Les organismes complémentaires jouent un rôle fondamental de lien avec leurs adhérents. Ce partenariat précieux, anciennement et longuement construit, favorise une meilleure communication des dispositifs existants.

Les mutuelles, notamment au travers de leur mobilisation sur le programme “M’T dents tous les ans !”, participent aux cotés de l’assurance maladie, à l’information des assurés sociaux, au financement et au suivi du dispositif. Elles mobilisent pour cela leurs canaux de communication habituels auprès de leurs adhérents pour favoriser leur bonne connaissance et le recours aux dispositifs.

Elles déploient notamment un effort important en termes de communication grand public qui pourrait certainement être mieux synchronisé avec les grands temps de communication mis en œuvre par les pouvoirs publics pour une intervention conjointe, croisée et/ou complémentaire. Cela suppose une association, un partage des stratégies en amont et tout au long des campagnes, avec pour objectif d’en renforcer l’impact.

 

 4- Le 100 % santé a-t-il réellement permis une amélioration de l’accès aux soins dentaires pour tous, ou constatez-vous encore des freins à sa mise en œuvre ? 

La réforme a manifestement facilité l’accès aux soins dans ce domaine. Cet effet peut notamment être observé au travers de plusieurs indicateurs, dont celui du taux de recours aux prothèses dentaires – en forte augmentation -, celui du reste à charge des ménages – en diminution -, mais aussi celui de la dépense dentaire globale qui a très fortement augmenté.

Ainsi, le reste à charge des ménages a globalement baissé de 2019 à 2023 passant de 23.3% à 16.6%. Le taux de recours a augmenté pour toutes les populations et notamment les plus âgées. Les dépenses liées aux soins prothétiques et plus largement aux soins dentaires, connurent une hausse de 25% entre 2019 et 2024 % ; celles couvertes par les OCAM en soins dentaires ont augmenté entre 2019 et 2024 de 43%.

Enfin à noter que le taux de pénétration du panier 100 % santé est particulièrement élevé puisque ce panier englobe 57 % des prothèses en 2022, auxquelles s’ajoutent 22 % de prothèses à tarifs modérés (Sénat, 2024).

Néanmoins à la lecture des données dont nous disposons, des nuances pourraient être apportées sur le bilan global de ce dispositif eu égard aux objectifs fixés.

L’augmentation de la dépense par assuré social est plus forte que l’augmentation du nombre de patients ayant eu recours à un soin prothétique, ce qui pose la question de notre capacité à aller vers les publics cibles, ceux qui nécessitent le plus de soins bucco-dentaires.

Par ailleurs, nous manquons encore de visibilité claire sur l’usage et le type de patient ayant eu recours à cette nouvelle offre. Il nous semble déterminant de pouvoir mener une évaluation complète en lien avec l’Assurance Maladie afin de pouvoir étudier plus finement les recours et ainsi en définir les manquements et les actions à mettre en œuvre.

La réforme s’est aussi accompagnée du développement de pratiques peu vertueuses, voire de dérives liées à la “financiarisation” du secteur. Nous avons un intérêt commun à prévenir et lutter contre ces dérives.

De manière plus générale, le 100% santé a nécessité des moyens considérables déployés par les organismes complémentaires qui sont les premiers financeurs du poste dentaire. Il s’agirait à l’avenir de poser collectivement les objectifs de santé publique sur ce champ afin d’en définir une série d’actions pour dynamiser le virage préventif de la santé bucco-dentaire. Le nouvel EBD et la “génération sans carie” sont à cet égard d’excellents exemples de ce qui devrait être porté et approfondi en termes d’investissements des pouvoirs publics à destination du plus grand nombre.  Cela suppose la mobilisation de toutes les parties prenantes.

Le rééquilibrage de l’activité dentaire entre soins conservateurs et soins prothétiques, objectif partagé par les partenaires à la convention dentaire, reste un enjeu majeur.

 

5- La mise en œuvre de l’EBD (gestion administrative allongée et problèmes techniques qui ont provoqué un enrayement des paiements) a conforté la profession dans son opposition au tiers payant généralisé que certains veulent malgré tout imposer.  Quelle est votre position sur le développement du tiers payant pour les soins dentaires, et pensez-vous qu’il pourrait réellement améliorer l’accès aux soins pour les populations les plus fragiles ? 

Les complémentaires santé permettent à leurs adhérents de bénéficier du tiers-payant auprès des professionnels de santé. Nos organismes offrent cette possibilité à tous les chirurgiens-dentistes qui demeurent libres de réaliser ou non du tiers-payant avec tout ou partie de leurs patients.

Cependant, force est de constater que les assurés sociaux sont demandeurs de ce tiers payant car le domaine dentaire entraine pour certains assurés des fréquences d’actes et des restes à charge parfois importants.

C’est d’ailleurs le sens de la signature de l’accord conventionnel en juillet 2024 qui a consacré la volonté de l’ensemble des parties (chirurgiens-dentistes, assurance maladie et complémentaires santé) de s’engager dans un tiers-payant intégral des examens bucco-dentaires.

Les complémentaires, et particulièrement la mutualité, ont réalisé, au sein de l’association Inter-AMC, les travaux nécessaires pour respecter leur engagement de tiers-payant au 1er avril 2025.

Nous avons observé au démarrage des difficultés diverses ayant entrainé des rejets de factures émises par les professionnels de santé. Les causes de ces rejets sont, par ordre d’importance, les suivantes :

  • des flux facturés à tort 100% AMO pour des assurés sociaux couverts par une complémentaire santé
  • des demandes de remboursements auprès des organismes complémentaires alors que le professionnel n’avait pas contractualisé au préalable avec l’inter AMC
  • des anomalies dans les logiciels PS
  • des flux hors tiers-payant
  • des complémentaires santé n’ayant pas encore adapté leurs outils (2% de la population couverte).

Chaque partie prenante produit des efforts importants pour transformer ce programme en une réussite collective vertueuse. 50 % des chirurgiens-dentistes libéraux ont contractualisé avec l’Inter AMC à date et un plan d’action de grande ampleur est mis en œuvre par les AMC et l’AMO.

Ce projet d’ampleur nationale, dans un planning très contraint et touchant une profession très peu habituée au tiers payant nécessite des ajustements, ajustement des outils mais également temps d’acculturation des parties prenantes.

 

6- Comment la Mutualité Française s’adapte-t-elle aux évolutions technologiques dans le domaine dentaire (télémédecine, imagerie numérique, intelligence artificielle) pour améliorer la prévention et les soins ?

La Mutualité et ses adhérents ont toujours été des promoteurs des évolutions technologiques et ont su les intégrer au sein de leurs offres, lorsqu’elles répondent à un besoin et disposent d’un fondement scientifiquement démontré.

Avant l’AMO, elle a su et continuera à laisser une place à ces évolutions en faveur d’une meilleure prévention et d’un meilleur accès aux soins. S’il est légitime de pouvoir accompagner toutes les évolutions organisationnelles, techniques, ou dentaires qui améliorent la qualité des soins, le suivi thérapeutique, autant nous nous opposerons aux évolutions inspirées par des logiques mercantiles de placement de produits au détriment de la sécurité des soins. Pour être concret si il peut être pertinent de travailler à l’instauration d’hygiénistes travaillant sous délégation de taches, autant nous ne sommes pas favorables au regard des risques pour les patients de voir se développer la promotion des « aligneurs » commercialisés souvent par internet, sans qu’intervienne un professionnel compétent : un orthodontiste. Nous avons collectivement intérêt à nous accorder pour contrer les offensives de quelques-uns mues par des logiques purement financières au détriment de l’intérêt général, des patients, de la profession et du système de santé et de protection sociale

 

7- Selon vous, la collectivité a-t-elle encore les moyens d’assumer la prise en charge financière « du petit risque » ?

Nous sommes collectivement liés par notre besoin de répondre à tous les risques, autant l’AMO que les AMC dans une prise en charge partagée telle qu’elle a été construite depuis la fondation de notre système de protection sociale.

Néanmoins, les difficultés de financement de notre système de santé nous obligent à venir questionner la pertinence de chacun de nos actes et la cohérence de notre mode de prise en charge. Il faut s’attacher à respecter les recommandations de santé publique et de bonnes pratiques pour répondre de la meilleure manière qui soit tout en maintenant la pérennité de notre système de santé.

Pour les mutuelles, un des enjeux est qu’elles disposent de l’ensemble des leviers leur permettant de gérer le risque.

La prévention est à cet égard un élément fondamental de notre investissement futur permettant de répondre d’une meilleure manière et à long terme en faveur d’une prise en charge globale de tous les risques.

 

8- Quelle place la Mutualité française aspire-t-elle à occuper à l’avenir en matière de prise en charge des soins bucco-dentaire ? Pourquoi ?

La Mutualité aspire à conserver la place qui est la sienne et qu’elle promeut depuis des années. A savoir, un financeur important du poste de santé dentaire, un acteur engagé envers de nouvelles actions de santé bucco-dentaire qui marque le tournant de la prévention : à l’instar de la génération sans carie, une vraie stratégie globale et cohérente de santé publique qui fixe des objectifs, des indicateurs pertinents et des moyens dédiés. Une stratégie qui serait définie avec l’ensemble des parties prenantes. Et qui “infuse” aussi les négociations conventionnelles.

La Mutualité se rendra disponible, comme elle l’a toujours été, aux côtés des pouvoirs publics et des acteurs institutionnels, pour participer à sa co-construction, renforcer les référentiels validés par la Haute Autorité de Santé et la profession pour accompagner les évolutions technologiques et de connaissance permettront de garantir la soutenabilité du financement des soins dentaires en priorisant les objectifs de santé publique, et permettront d’assurer le bon niveau de prise en charge partout et pour tous.  Au regard de la démographie de la profession, et des besoins de la populations, nous aurons à collectivement trouver les solutions pour garantir l’accès aux soins de tous  et le suivi indispensable de la population. Cet enjeu engage notre responsabilité aux uns et aux autres, afin de restaurer la confiance de nos concitoyens dans le système de santé et de protection sociale, indispensable pour la cohésion du pays et le bien être des gens.


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