Centres dentaires : Interview exclusive de Mme Khattabi et M. Bazin

SALECK.Isabelle, le 21 janvier 2022

Dans les années 2015/2016, l’affaire « Dentexia » éclatait. Pour mémoire, cette association gérait plusieurs centres de santé dentaires. Or, leur gestion structurellement déficitaire a conduit à leur placement en liquidation judiciaire laissant des milliers de patients avec des soins payés et inachevés. Ce fût le plus grand scandale sanitaire en matière de prise en charge de soins bucco-dentaires de ces dernières années.

Décembre 2021, le Parlement adoptait le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2022. Ses articles 70 et 71 comportaient plusieurs mesures visant à mieux encadrer les centres de santé. L’article 70 a été censuré par le Conseil Constitutionnel.

Deux acteurs clés témoignent de leur engagement sur ce sujet, Madame Fadila Khattabi (LREM), présidente de la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale et Monsieur Thibault Bazin (LR), député, membre de la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale.

 

Mme Fadila KHATTABI
Présidente de la commission
des affaires sociales de l’Assemblée nationale
M.Thibault BAZIN
Député, membre de la commission
des affaires sociales de l’Assemblée nationale

Qu’évoque pour vous l’affaire « Dentexia » ?

FK. L’affaire Dentexia est un scandale sanitaire qui m’évoque avant tout la détresse des patients qui en ont été victimes. C’est à eux que je pense en premier lieu, car il n’est pas acceptable que dans notre pays, et au regard du système de soins qui est le nôtre, un système mondialement reconnu et envié, de telles dérives puissent avoir lieu.

Je pense aussi aux difficultés auxquelles les victimes ont dû faire face puisque les mutilations qu’elles ont subies, ont impacté souvent leur vie sociale, professionnelle, familiale, mais également, et non des moindres, leur situation financière.

Enfin, c’est une affaire qui soulève également la question de l’encadrement de ces centres de santé, dont une grande majorité, je tiens à le rappeler, effectue un travail de qualité et participe grandement à l’accès aux soins de nos concitoyens. Cela étant, l’affaire Dentexia met en lumière cette nécessité de renforcer le contrôle, juridique et financier, de ces centres.

TB. Cette affaire a été un des révélateurs des abus existants au sein de ces nouveaux centres de santé qui se sont multipliés suite à l’assouplissement des conditions d’ouverture de 2009. Elle montre la nécessité d’améliorer notre droit afin de protéger nos concitoyens, victimes de ces abus, par des soins non adaptés ou dangereux et ce, pour des coûts démesurés.

 

En 2016/2017, l’IGAS remettait deux rapports sur les centres de santé. Elle émettait alors une série de recommandations. Comment expliquez-vous que seulement quelques-unes d’entre elles aient été reprises par les pouvoirs publics entre 2017 et 2021[1] ?

FK : Avant toute chose, il convient de rappeler que la loi Bachelot de 2009 a supprimé l’agrément préalable qui était jusqu’alors nécessaire à la création d’un centre. L’objectif initial était louable puisqu’il visait à favoriser la création de centres de santé afin de garantir un meilleur accès aux soins, notamment dans les zones en sous densité médicale. Néanmoins, avec le temps, nous avons constaté certaines dérives suite à la suppression de cet agrément.

Face à ce constat, le Gouvernement a pris des mesures concrètes et ce, dès 2018 visant à mieux encadrer les conditions de création et de fonctionnement des centres de santé. Afin de permettre leur application sur le terrain, les moyens de contrôle et de sanction à la disposition des directeurs des Agences Régionales de Santé ont été renforcés. Depuis 2018, les directeurs d’ARS peuvent fermer tout centre de santé s’ils constatent des manquements à la qualité et à la sécurité des soins ou le non-respect de la réglementation en vigueur, alors qu’ils ne pouvaient auparavant que suspendre l’activité de ces centres. C’est d’ailleurs ce que fit le directeur de l’ARS en Bourgogne-Franche-Comté avec d’abord la suspension en juin puis la fermeture définitive des centres Proxidentaire de Chevigny-Saint-Sauveur et de Belfort en octobre 2021

TB : Ces rapports ont donné lieu à une ordonnance (Ordonnance n°2018-17 du 12 janvier 2018) qui est venue apporter quelques garde-fous sur les conditions d’ouverture et de fonctionnement de ces centres, mais ceux-ci se révèlent insuffisants. C’est malheureusement un des nombreux « oublis » de la politique de santé de ces dernières années, malgré des propositions rejetées par le gouvernement et sa majorité dans les différents textes proposés.

 

Monsieur Bazin, ces dernières années vous avez œuvré sur le sujet des centres de santé dentaires avec persévérance. Pouvez-vous nous rappeler vos différentes interventions ?

TB : Alerté de cette situation et conscient de son impact sur les patients, j’ai déposé une proposition de loi, en avril 2019, visant à mieux encadrer l’ouverture et le fonctionnement des centres de santé. Malheureusement, on connait le peu de chances de voir les propositions de députés de l’opposition inscrites à l’ordre du jour.

J’ai posé une question écrite sur le même sujet (Question écrite n° 22763).

J’ai aussi déposé des amendements lors de textes me permettant d’aborder ce sujet, mais qui ont souvent été déclarés irrecevables du fait des restrictions, prises récemment, freinant le dépôt d’amendements. Ce qui est très dommageable, car c’est l’un des rares moyens efficaces pour alerter le gouvernement sur un problème réel. Or, depuis 2019, la prolifération de ces centres s’accentue…

J’ai aussi répondu à des organisations qui m’ont interpellé suite à cette proposition de loi.

 

Sur le terrain, les chirurgiens-dentistes ont continué à relever des dysfonctionnements dans certains centres de santé dentaires. C’est pourquoi la FSDL s’en est fait l’écho auprès des pouvoirs publics. Ainsi, elle vous adressait un courrier courant décembre 2020. Vous a-t-il permis de découvrir que les centres de santé dentaires continuaient à soulever des difficultés ? Ou a-t-il conforté vos convictions sur cette question ?

FK : A titre personnel, j’ai découvert l’ampleur et la persistance de ce problème lors de ma rencontre avec le collectif rassemblant les 138 victimes du centre Proxidentaire de Chevigny-Saint-Sauveur, commune de ma circonscription, avec lesquelles j’ai pu longuement échanger.

C’est cet événement en particulier qui m’a alertée sur les dysfonctionnements encore à l’œuvre dans certains centres. Face aux témoignages bouleversants des victimes qui m’ont marquée à jamais, j’ai été scandalisée par les pratiques défectueuses, les sur-traitements prescrits, et surtout par les mutilations que certains patients ont subies.

Devant leur immense détresse physique, psychologique et sociale, j’ai décidé d’agir en alertant immédiatement le Ministre des Solidarités et de la Santé, Olivier Véran.

Enfin, en tant que Présidente de la Commission des Affaires Sociales, j’ai bien sûr amorcé de suite un travail législatif sur le sujet.

TB : Ce courrier n’a fait que me conforter dans ma volonté de lutter contre ces centres qui profitent des failles de notre législation. J’ai d’ailleurs été alerté par des dentistes sur la création de centres dans mon département de Meurthe-et-Moselle.

 

Madame la Présidente, vous avez déposé deux amendements au PLFSS 2022, qui ont été adoptés, destinés à mieux prévenir les éventuelles dérives des centres de santé. Pouvez-vous nous présenter les évolutions qu’ils apportaient ?

FK : J’ai déposé deux amendements au PLFSS sur les centres de santé.

Le premier donne aux ARS le pouvoir de prononcer des amendes administratives pouvant atteindre 150 000 euros, éventuellement assorties d’astreintes journalières (jusqu’à 1000 euros), lorsqu’un manquement à l’engagement de conformité est constaté. La mesure prévoit notamment que les recettes de ces sanctions seront affectées à la Caisse nationale de l’assurance maladie.

Adopté par une large majorité de députés, mon amendement prévoit également de mettre fin au conventionnement systématique des centres de santé, ce qui renforce les moyens d’action de l’assurance maladie.

Le second amendement que j’ai déposé proposait d’aller encore plus loin autour de quatre mesures fortes et portait sur les centres dentaires mais aussi sur les centre ophtalmologiques :

 -La première mesure, la plus emblématique, vise à rétablir l’agrément qui autorise l’exercice de l’activité dentaire ou ophtalmologique à la suite d’une visite de conformité, évitant ainsi l’ouverture de centres frauduleux. Concrètement, il s’agit d’agir en amont.

 -La deuxième mesure, elle aussi très concrète, instaure l’obligation pour le gestionnaire du centre de transmettre à l’ARS les copies des contrats de travail des chirurgiens-dentistes ou médecins ophtalmologistes salariés. En toute logique, l’ARS doit ensuite transmettre les copies de ces contrats et des diplômes des praticiens au conseil départemental de l’ordre des chirurgiens-dentistes ou de l’ordre des médecins qui, en retour, peuvent émettre un avis.

 -La troisième mesure prévoit qu’un chirurgien-dentiste référent ou un médecin ophtalmologiste soit nommé au sein de chaque centre ayant une activité dentaire ou ophtalmologique. Il est alors responsable de la qualité et de la sécurité des soins et doit informer l’ARS en cas de pratiques défectueuses. L’ARS, pleinement informée, a ainsi la possibilité de réagir rapidement.

Enfin, la quatrième mesure vise à autoriser le directeur général de l’ARS à refuser l’ouverture d’un nouveau centre ou d’une nouvelle antenne lorsque l’un de ses centres ou l’une de ses antennes a déjà fait l’objet d’une procédure de suspension ou de fermeture. Cette mesure permet d’éviter qu’un gestionnaire puisse contourner les sanctions qui lui sont déjà infligées en créant de nouvelles structures. La Caisse nationale d’Assurance maladie, avec qui j’avais échangé tout au long de ce travail, soutenait pleinement ces mesures et souhaitait que nous avancions sur ce sujet. C’est ce second amendement qui a été censuré par le Conseil Constitutionnel.

 

Le Conseil constitutionnel vient de censurer, sans remettre en cause le fond, mais sur une question de forme, l’article 70 qui avait été adopté sur les centres de santé. Que reste-il aujourd’hui des mesures sur les centres de santé dans la LFSS pour 2022 ? Ces mesures vous semblent-elles suffisantes ?

FK : En effet, 60 sénateurs du groupe Les Républicains ont décidé de saisir le Conseil Constitutionnel de la constitutionnalité de plusieurs articles du PLFSS pour 2022. Au sein de cette liste d’articles figurait malheureusement celui relatif aux centres de santé dentaires et ophtalmologiques. Si je regrette cette démarche des sénateurs, je dois préciser que leurs collègues députés du groupe Les Républicains à l’Assemblée nationale ont approuvé et voté mes amendements, notamment Monsieur Thibault Bazin qui m’a apporté dès le départ son soutien et je l’en remercie.

Le Conseil constitutionnel a cependant jugé que l’article était un cavalier législatif. Bien sûr, je ne remets pas en cause la décision du Conseil. Cependant, je tiens à expliquer ici que j’ai décidé de proposer ces mesures dans le cadre du PLFSS pour deux raisons qui me paraissent cohérentes : la première, c’est l’urgence de la situation. En effet, il me fallait agir rapidement, et trouver une façon concrète et effective d’inscrire dans la loi les conditions d’un meilleur contrôle de ces centres, afin de protéger nos concitoyens. C’est donc ce que j’ai fait, avec le soutien du Gouvernement. La deuxième raison réside dans le fait que le lien entre le budget de la sécurité sociale et les activités de ces centres est selon moi évident : les centres frauduleux surfacturent des actes et des soins à l’assurance maladie et par conséquent cela a un impact direct sur les comptes de la sécurité sociale.

Aujourd’hui il ne reste dans la loi que les mesures de mon premier amendement. Je pense qu’elles ne sont pas suffisantes et qu’il nous faudra aller plus loin.

TB : Les mesures qui restent sont clairement insuffisantes et ce couperet du Conseil Constitutionnel est vraiment très regrettable mais prévisible puisque le gouvernement aurait dû utiliser le « bon véhicule législatif ».

 

Envisagez-vous de revenir sur ce sujet, comment et sous quelle échéance ?

FK : Je suis le sujet de très près, comme vous pouvez l’imaginer. Peu après la décision du Conseil constitutionnel, j’ai fait parvenir un courrier au Ministre Olivier Véran afin de lui demander la poursuite de nos actions sur cette problématique. L’occasion pour moi de lui rappeler la priorité sur laquelle je l’ai d’ailleurs interpelé dès le début de cette affaire, à savoir assurer la continuité des soins pour toutes les victimes de Proxidentaire.

Je me réjouis d’avoir été entendue. En effet, le Ministre Oliver Véran a récemment donné instruction à la CNAM de mettre en place un dispositif de prise en charge des victimes devant garantir la continuité de leurs soins. Dans un deuxième temps, un fond d’indemnisation sera également créé afin de venir en aide à celles et ceux qui ont le plus de difficultés financières. Aussi, je salue la mise en œuvre de ce dispositif indispensable, que j’ai eu le plaisir d’annoncer au collectif des 138 victimes.

Par ailleurs, je continue d’échanger activement avec le Gouvernement afin d’étudier la possibilité d’inscrire certaines mesures par voie réglementaire, seule solution envisageable à l’heure actuelle compte-tenu du calendrier législatif désormais très contraint.

TB :  J’ai l’intention de redéposer une nouvelle proposition de loi et de saisir chaque opportunité pour alerter sur la nécessité d’intervenir sur ce sujet afin qu’il soit enfin traité lors du prochain quinquennat.

 

Le 6 octobre 2021, l’ARS Bourgogne-Franche-Comté prononçait la fermeture définitive de deux centres de santé dentaires (le centre de Chevigny-Saint-Sauveur, en Côte-d’Or et le centre Proxidentaire installé à Belfort). Cette décision était inédite depuis le scandale « Dentexia ». Pensez-vous que les ARS pourront consacrer à l’avenir davantage de moyens humains à des contrôles pour rendre effectives les mesures adoptées ? Comment le Parlement pourrait-il s’en assurer ?

FK : Les ARS ont en effet une importante responsabilité dans le suivi et le contrôle des centres déviants. A l’heure actuelle, les ARS ont à la fois le pouvoir et les moyens de poursuivre leurs inspections. Le Parlement doit également assurer son rôle de suivi de la bonne mise en œuvre de l’action publique, en auditionnant par exemple les directeurs d’ARS. La Commission des Affaires Sociales l’a déjà fait cette année dans le cadre d’un rapport qui leur était consacré.

A titre personnel, en tant que députée, je suis régulièrement en contact avec le directeur de l’ARS de ma Région, Monsieur Pierre Pribile, avec lequel j’aborde les problématiques liées à l’organisation des soins du territoire que je représente et avec qui je travaille bien sûr en bonne intelligence, au service de nos concitoyens.

TB : Il serait tout à fait souhaitable que les ARS effectuent plus de contrôles, en effet, et qu’elles travaillent plus en lien avec l’Ordre. Les priorités allouées à leurs moyens dépendent du gouvernement et non du parlement. Par contre, on peut regretter que l’efficacité de ces structures soient grevée par trop de lourdeurs administratives, les décisions n’étant pas toujours prises dans la proximité. À nous ensuite de contrôler le gouvernement sur la politique publique menée.

 

A votre avis, l’installation sous l’égide des ARS de groupes de travail associant les ARS, les Ordres, les URPS de chirurgiens-dentistes et l’Assurance maladie pourraient-ils contribuer à améliorer l’identification puis l’efficacité des contrôles sur les centres de santé dentaires déviants ?

TB : Je ne suis pas sûr que pareils groupes de travail soient nécessaires tant les dérives sont évidentes. De plus, cela retarderait les mesures à prendre de quelques mois, voire années, mais si cela est la voie nécessaire pour obtenir un résultat et surtout des actions afin que les abus cessent, pourquoi pas ?

FK : (réponse commune avec celle apportée à la question suivante).

 

Dans son rapport 2016-105R de janvier 2017[2] sur les centres de santé dentaires, l’IGAS recommandait de renforcer leur encadrement « en adaptant certaines dispositions du code de déontologie à l’exercice salarié et en ayant une vigilance accrue sur l’indépendance professionnelle de tous les chirurgiens- dentistes ; ». Une modification du code de déontologie de la profession de chirurgien-dentiste en ce sens pourrait-elle contribuer selon vous à améliorer le fonctionnement des centres de santé dentaires ? L’encourageriez-vous auprès du Ministre des solidarités et de la santé ?

FK : S’agissant de votre question sur les groupes de travail et la modification du code de déontologie de la profession de chirurgien-dentiste que vous mentionnez, ce n’est pas à moi de me prononcer. Il convient de consulter l’ensemble des représentants de la profession et le Ministre des Solidarités et de la Santé sur le sujet. Néanmoins, je tiens à rappeler que la déontologie concerne l’ensemble des soignants et non uniquement les chirurgiens-dentistes.

De façon générale, j’encouragerai toujours toutes les mesures nécessaires qui permettront de protéger nos concitoyens de toute forme de déviance médicale. Aussi, une plus grande coordination entre tous les acteurs concernés, tel que vous le proposez (ARS, les ordres, les URPS et l’Assurance maladie) me semble indispensable si nous souhaitons avancer et nous prémunir de tout nouveau scandale sanitaire.

TB : Je suis toujours favorable à toute proposition, concertée avec l’Ordre, susceptible de renforcer l’éthique.

[1] ordonnance 2018-17 du 12 janvier 2018 relative aux conditions de création et de fonctionnement des centres de santé

[2] « Les centres de santé dentaires : propositions pour un encadrement améliorant la sécurité des soins » Les centres de santé dentaires : propositions pour un encadrement améliorant la sécurité des soins (igas.gouv.fr)

 


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